• Chronique de l'Entitée - Sans titre

     

    Préface_ CTRL B

     

     

    "Depuis le début Elle était là."
    "Evoluant au milieu de nulle part, tel un navire à la dérive dans l'immense et indifférent océan de sa passivité."

    Voici, mes amis, la Source. La source de toute chose, de vous, de moi, de notre passé et de votre avenir.

    Voyez.

    Oh, je vous vois venir, bien sur. Je vous vois, tous autant que vous êtes. Clairement, avec vos objections, vos répliques, vos ripostes et autres douceurs que vous ne manquerez pas de formuler, alors que vous remontez lentement jusqu'à la Source.

    Mais, mes amis. Derrière l'amertume, la haine, le regret mêlé de rage que je laisse dans ces quelques lignes, je vous comprends.
    J'ai été comme vous, j'ai fais exactement la même chose, j'ai nié du plus profond de mon être la vérité qui s'offrait à moi.
    Je l'ai rejeté par le plus pur instinct de préservation, tant mon esprit était rebuté par cette idée même que l'on essayait de m'inculquer de force.


    "Il est impossible à nos esprits les plus Anciens d'imaginer un avant. D'aussi loin que notre pensée peux remonter, Elle à toujours été là. Comme ça. Sans volonté. Sans but. Sans rien."
    "Un endroit ou rien ne change, rien ne bouge, rien ne vieillit dans un repos éternel. Un Paradis."

    Ah! Un Paradis infernal, en vérité. S'ils voyaient, ces Anciens, à quel point je ris de leur texte.
    S'ils voyaient à quel point ils sont aveugles, eux qui se disent Nous Voir.
    S'ils voyaient.
    "Certes, jeune fille, diraient-ils, mais ton jugement est déformé par la haine."

    Ce en quoi ils se tromperaient. Je brûle peut-être de Haine, mais mon esprit est d'une lucidité aussi glaciale que fut ma vengeance dernière.
    L'aboutissement de ma vie.

    "Et puis un jour, car tout ce qui ne change pas disparait, il se passa quelque chose."

    Quelque chose. Ils ont de ces mots, vraiment…
    Je vais vous dire, ce qu'il c'est passé, moi. Au bout d'un temps incommensurable, Elle fut lasse, simplement. Lasse de voguer au milieu du Vide Abyssal qu'est le berceau du monde.

    Triste endroit pour naitre, n'est ce pas?
    Tout est ironie, dans mes paroles, tout est acerbe dans ma bouche, mais ici est la vérité. Elle fut lasse.
    Et la lassitude fut la première chose qu'Elle ressentit.

    Merveilleux rapport avec le monde, non?
    Merveilleux rapport qui La poussa à combler sa lassitude comme Elle combla le Vide, car Elle était lasse d'être seule.
    L'un n'était pas sans l'autre, pensa-t-Elle.
    Avec raison.

    "Et l'un n'était pas sans l'autre.
    Car tout ce qui ne change pas disparait, Elle résolut de se recréer Elle-même pour renaître à l'Infini. Ainsi naquit son exact contraire. Ainsi est le Négatif."

    Eh, tient. Une fois n'est pas coutume, ce ramassis d'ordure ne dis pas que des bêtises.
    En effet, voici un point important.
    L'un n'était pas sans l'autre.
    Car, aussi vaste que soit l'Entité, aussi impalpables que soient Ses formes, aussi difficile à percevoir qu'est Son aura, elle ressentait, au plus profond de sa volonté, un besoin.

    Le même besoin qu'on retrouvera, plus tard, bien plus tard, dans un, puis dix, puis cent, puis une infinité de monde, le même qui anime toute créature dotée de vie.
    Le plus naturel qui soit.
    Celui d'être aimé.

    " Né de Son esprit, l'esprit de l'Entité, ils s'équilibrèrent, des temps immémoriaux durant."

    Comme deux amants à l'étreinte trop possessive, l'Entité et son Négatif se sont façonnés et implosent lentement, dans une déflagration aussi lente que délicieuse.

    Car, dans Sa folle quête d'un autre Être à aimer, Elle avait créer une partie négative d'elle-même.
    Les Anciens le sous-entendent, mais ne peux le comprendre que celui qui sait déjà.

    Il est dit que l'exact contraire de l'Entité naquit.
    En effet. Mais, qu'est ce que cela veux dire
    réellement? Comment savoir ce qu'est Son contraire si l'on ne sait pas déjà qui Elle est?
    La vérité est simple mes amis.
    Et acerbe, comme toujours.
    L'Entité est vaste, l'Entité est ancienne. L'Entité évolue lentement, et ses réflexions sont aussi longues que la mesure de ses actes.

    Et le Négatif.
    Le Négatif est fugace, le Négatif est éphémère. Le Négatif brûle de soif, d'avidité, et ses gestes sont aussi rapides que sa pensée est véloce.

    Mais surtout, surtout.
    L'Entité désirait son Négatif.
    Aussi semblable qu'ils étaient, aussi proches que leur esprits semblaient, le Négatif ne pouvait que la désirer aussi.
    Mais d'une manière tout autre. Il désirait tout ce qu'Elle était.

    Comme un jeune homme contemple avec envie une immortalité qui en même temps le rebute car elle lui ferait perdre la fougue et la spontanéité qui font sa force, le Négatif désirait l'Entité.
    Et de cette même manière, l'Entité toise son Négatif, de cette manière en même temps agacé et admirative, incapable qu'elle est de voir les Choses à sa manière.

    Comme deux amants à l'étreinte trop possessive, l'Entité et son Négatif se sont façonnés et implosent lentement, dans une déflagration aussi lente que délicieuse.

     

    "Et puis, une envie naquit, au bout de tout ce temps. L'envie de créer."


    Curieuse ironie, n'est ce pas? Ce qui, précisément, cherche mutuellement à se détruire, ai l'envie soudaine de créer. Ensemble
    Mais l'ironie est de mise dans cette histoire, et mieux vaux prendre les choses avec cette même ironie que de se lamenter pauvrement sur les tourments qu'ont créée les caprices passionnels de deux puissants êtres supérieurs.

    L'envie de créer naquit, disais-je donc.
    La création d'un Monde eu donc lieu.

    Des milliers, une infinité d'autre suivirent, bien sur, mais ce premier monde est d'une importance capitale car c'est ici que l'Histoire a sa Source.
    Pour le simple fait qu'il fut crée à l'image même de l'Entité et du Négatif.
                         
    Et à présent, parce que tout ce qui ne se transforme pas disparait, laissez-vous conter l'histoire du Monde, l'histoire d'une ode à la lutte instinctive de chacun pour survivre, laissez-vous conter l'histoire d'un cycle sans fin qui se répétera tant que la vie existera; Laissez-vous conter l'histoire d'une existence se battant pour son bien suprême qu'est la Liberté.
    Par-dessus tout, laissez-vous conter l'Histoire;
     L'Histoire de Stive
    иkăă.

     

    Pour ma part, il en est finit.
    De moi.
    De nous.

    -

     

    Chapitre 1_

    Une fine pellicule blanche tombait comme d'habitude sur "VILLE", recouvrant la cité d'un fin manteau de givre, et faisant disparaitre le sommet des magnifiques tours qui la composaient dans une brume scintillante qui semblait, vu du chemin qui la longeait, composée d'un milliers de diamants.

    Une haute silhouette noire avançait sur ce même chemin. Elle était seule au milieu de tout ce blanc, et la couleur foncée de, tant son habillement que ses cheveux, marquait un violent contraste avec la pâleur de ce lieu hors du temps.
    Arrivée au niveau d'un des rares arbre dont les feuilles argentées luisaient d'un éclat plus sombre à son approche, la silhouette releva la tête et contempla le ciel sans teint. Au dessus de lui s'élançait "VILLE", capitale et orgueil du peuple qui l'habitait.
    Irréelle, était-elle.
    Tout simplement irréelle. Cette cité déjouait les plus simples lois de la physique, de par sa hauteur inimaginable, mais aussi par sa transparence. Ses sommets semblaient côtoyer les cieux, dans une explosion de verreries scintillantes. Les tours aux formes improbables, impossible, et pourtant si belles étaient entièrement, lui semblait-il, composée d'un cristal aussi fin que la pensé de ses constructeurs. La où les tours semblaient s'amincir pour, enfin, arrêter leurs immenses ascensions vers les cieux, d'autres débutaient avec pour seul contact au le monde réel, une mince poutre d'acier la reliant aux autres tours.
    Ainsi était "VILLE". Aérienne, à peine terrestre, belle. Et, surtout, dangereuse.

    La silhouette qui s'avançait à des kilomètres sous la ville ne le savait que trop bien.
    Toujours arrêtée, elle huma l'air.
    Aussitôt, son beau visage se tordit de douleur et d'envie, tandis qu'une brûlure enflammait sa gorge.
    Sa gorge.. Elle était sèche, si sèche... Il lui semblait qu'il n'avait pas bu depuis des mois.

    Cela était faux, bien sur. Il avait bu, et plus que raisonnable, mais le sang animal ne parvenait plus à étancher sa soif. Plus depuis qu'il avait sentit l'odeur de..

    La brûlure explosa à se souvenir, et le Sukkure ferma les yeux pour contrôler le tremblement de ses mains.
    Il devait se dépêcher.
    Pour l'instant il était tôt, et l'aube pointait à peine. Mais dans quelques heures...
    Il rouvrit les yeux, et lança un regard attentif à l'une des immense tours se dressant au dessus de lui.

    Dans quelques heures, cette cité serrait grouillante de monde, et chaque personne, chaque silhouette qui se presserait sur les minces poutres, à des kilomètres du sol, serrait susceptible d'être un ennemi.

    Ses lèvres se retroussèrent sur ses dents blanches, en grimace de haine.
    Il détestait cette ville. Il détestait ses habitants.
    Mais le tout l'attirait de manière irrépressible, car il en dépendait. Et il détestait en dépendre.

    Evidement que cette ville l'attirait, puisqu'elle le faisait souffrir. Il était né pour souffrir. Mieux, il était né de la souffrance.

    Cette pensé lui arracha un sourire ironique tandis qu'il reportait des beaux yeux d'un noisette presque rouge sur le chemin qui continuait, loin devant lui.
    Mais il ne le suivrait pas. Non. Il devait monter, dans la cité, il devait trouver...
    Ses pensés se tournèrent derechef vers ce qu'il cherchait, et la brûlure explosa de nouveau, lui arrachant un cri étranglé.
    Le Sukkure se laissa tomber à genoux, la tête entre les mains, s'efforçant de diriger ses pensés vers la manière d'accéder à la source de son obsession, et non directement à celle-ci..

    Cela du porter ses fruits, car sa respiration se fit moins hachée, le tremblement de ses membres moins marqué.
    Il resta prostré quelques minutes, puis se releva lentement, et la pâle lumière illumina au même moment son visage.
    Ses pupilles se rétractèrent pour ne devenir plus qu'un point noir, et sa bouche se tordit en une grimace douloureuse, comme si le soudain éclat le blessait.
    Le Sukkure, était beau, indubitablement. Mais ce qui marquait le plus, chez lui, c'était la fatigue.
    Ses traits étaient tirés par la fatigue, et d'immenses cernes dessinaient deux poches noires sous ses yeux.
    Ses yeux. Une fois passée la surprise de voir une telle expression sur un tel visage, on ne pouvait que s'attarder sur ses yeux. Marron ne conviendrait pas. Rouge non plus. Brique serait plus juste.
    Mais ce n'était pas leur couleur, qui choquait. C'était l'éclat, et ce qui y brillait.
    Il avait des yeux fous.
    Les yeux d'un fou conscient. Un fou conscient qu'il sombre peu à peu dans la folie, mais qui ne peut que s'observer se consumer lentement, à petit feu, avec cynisme et ironie.

    La folie ne l'avait toutefois pas entièrement atteint, et dans ses yeux brûlait aussi la rage, la rage pure telle que ne peut en procurer que l'espoir.

    Et, sans doute poussé par ce même espoir, le Sukkure posa un pied sur un des escaliers qui fleurissaient au pieds des tours, aux abords du chemin.
    Ainsi entama-t-il l'ascension vers les cieux.
    La très longue ascension.
    Mais le chemin avait été long, de toute manière. Et quelques milliers de marches n'y changeraient rien.

     

    ****

     

    Des kilomètres plus haut, quelqu'un ne dormait pas.

    Une jeune fille était allongée sur une mince couchette, ses cheveux bruns éparpillés autour de sa tête, et ses yeux noisettes grands ouverts dans le noir déclinant.

    Ses pensées galopaient, et son cœur battait plus vite qu'il ne l'aurait du, lui qui était déjà deux fois plus rapide que celui d'une Elfe normale.
    Cela était du à un cauchemar, une vision nocturne, comme les appelaient doucement la propriétaire de l'endroit, qui avait accepté d'héberger la jeune fille.

    Celle-ci se força à prendre une grande respiration, et ce faisant, calma un peu la chamade désordonnée de son pouls.
    La vision avait été horrible, cette fois...
    Et la sensation de malaise perdurais toujours, tout comme l'impression d'être épiée.

    Ness, car la jeune fille se nommait ainsi, balança ses jambes hors de la couchette et jeta un regard circulaire sur la chambre, qui commençait à se dévoiler, entre ombre et lumière.
    Elle habitait ici depuis près de deux ans. Un record, pour elle, qui n'avait autrement jamais passé plus de quelques mois au même endroit.
    Elle ferma les yeux, se remémorant sa vie d'avant.
    Avant...

    Aussi loin qu'elle se souvienne, elle n'avait jamais eu de foyer.
    Du moins, pas de foyer tel que les autres l'entendaient.
    Par foyer, on entendaient bien souvent une famille, des parents, une éducation, une maison et des amis.
    Ness n'avait rien connu de tout ça, ou en tout cas dans le mauvais sens et de manière plus ou moins aléatoire.

    L'éducation qu'elle avait reçu se résumait aux vingt années d'école élémentaires, auquel s'ajoutaient trois ans d'une formation qu'elle avait vite rejeté, et s'était contenté de vivre d'auberge en auberge, en subvenant à ses besoins naturels de manière plus où moins légale.
    Etonnement, la justice avait toujours fait preuve de relâchement à son égard, étant donné le passé sulfureux de sa mère.

    Sa mère.. Une grimace de dégout tordit la bouche de Ness.
    Sa mère. Elle préférait encore ne pas penser à elle. Elle représentait à elle seule la famille, les parents et la maison. Autant rayer donc ces trois éléments de la liste.

    Quand aux amis... La jeune fille se leva et fit quelques pas dans la pièce, afin d'attraper une tunique grise aux éclats adamantin. Elle s'en couvrit le corps en frissonnant, elle qui ressentait plus cruellement le froid que n'importe qui dans la ville, pour qui la neige qui tombait sans discontinuer était aussi douce que la fraicheur d'un soir d'été.

    Ses amis étaient un de ces points de repère fixes qui rythmaient sa vie depuis maintenant cinquante-trois ans. Indispensables à sa survie.
    Ness accrochaient ces points de repères avec la ferveur de quelqu'un qui s'accroche à une bouée de sauvetage. Ainsi elle les suivaient. Mieux; elle devait les suivre, pour survivre, pour ne pas sombrer dans la folie.
    Car la folie était là. Toujours. Elle la guettait comme elle les guettaient tous.

    Des années, des siècles d'une vaine et inutile existence ne manquaient pas de tuer à petit feux ceux qui les vivaient.

    Ainsi, chacun trouvait sa manière de survivre.
    Ness attrapa un pantalon de cuir noir et l'enfila, faisant jouer la matière sur ses jambes musculeuses.
    Le cuir suivait tous ses mouvements, comme une seconde peau; c'était obligatoire, car évoluer dans l'aérienne ville était dangereux. Au moindre faux pas, les épaisses poutres d'acier se faisaient glissantes, et la chute, elle, meurtrière.

    Ceci fait, la jeune fille glissa ses pieds dans d'épaisses bottes de combat. Ces lourds souliers n'étaient pas des plus discrets, mais Ness avait laissé tombé la discrétion depuis longtemps. Elle aurait même pu se déguiser en caméléon et marcher de son pas le plus léger au milieu d'une foule dense, tout le monde n'aurait pu s'empêcher de la dévisager.

    Et, pensa-t-elle, même lorsqu'on ne la voyait pas, on la sentait. Les autres sentaient sa présence d'une manière difficile à décrire.
    Elle en avait parlé avec Leccia, la propriétaire de l'endroit, une fois. Ses mots avaient été embrouillés, et ses paroles confuses, tandis qu'une ride d'ennui barrait son joli front couleur neige:

    -Je ne sens pas ta présence, à toi, à proprement parler, mais je sens.. Comment dire. Je sens une présence étrangère, différente, Elfique bien sur, mais différente. La sensation d'être observée, d'être attirée mais en même temps rebutée, et... De la peur, aussi, il me semble. Mais l'ensemble n'est pas aussi désagréable que je le fais paraitre, conclut-elle sur un ton intrigué.
    Mais ses yeux pâles s'étaient posés sur Ness, et la jeune fille avait sentit le doute qui y régnait.

    Un bruit sourd la ramena au même moment à la réalité, et son regard se porta vers la fenêtre. Une trainé de neige s'écoulait lentement le long de la parois de verre, et la jeune fille s'en approcha, le sourire aux lèvres.
    Se penchant, elle vit du même coup le reste du projectile s'écraser sur une poutre d'acier, une centaine de mètre plus bas; et plus bas encore elle vit une silhouette grise évoluer le long de la tour, se déjouant de la gravité.

    Ness secoua la tête d'un air amusé et ouvrant grand la fenêtre, cria:

    -Hey, gamin, tu va te casser le cou...!

    Auquel une voix irrité lui répondit, affaiblie par la distance;

    -La ferme Ness, je suis ton ainé, tu me respecte!

    La jeune fille éclata de rire et se glissa par la persienne ouverte, trouvant quelques prises impossibles du bout de ses bottes. La neige s'engouffra dans la pièce, mais elle décida qu'elle s'en fichait, et, considérant d'un œil la distance jusqu'a la première poutre d'acier, elle sauta.

    La chute fut brève, et l'atterrissage rude pour ses chevilles; mais la jeune fille se releva sans laisser rien paraitre. Pas question de laisser le plaisir de sa douleur au jeune Elfe qui glissait vers elle.
    Une grimace du cependant la trahir, car il esquissa un sourire moqueur, et lui offrit une forte accolade en guise de bienvenue.

    -Toujours aussi peureuse, toi... Cent mètres, un gosse sauterais ça et réussirait un atterrissage meilleur.

    La peureuse en question lui répondit par une autre grimace  et fit mine de s'esquiver, évoluant sur la mince fondation d'acier aussi aisément que sur le sol, mais son ami la retint par les hanches et la ramena vers lui, un sourire aux lèvres.

    -Et tu me dis même plus bonjour...

    Ness lâcha un soupire faussement ennuyé, puis se retourna et déposa un baiser sur les lèvres de son ami.

    -C'est mieux, comme ça? lui lança-t-elle.

    -Presque...

    Le jeune Elfe lui rendit son baiser avec fougue, et ses mains se firent plus insistantes sur les hanches de son amie.
    Amusée, celle-ci recula d'un pas, déjouant le vide qui s'ouvrait sous ses pieds.

    -Pas maintenant, Mannfig..

    -Allez, quoi... insista son ami; et il en profita pour lui voler un autre baiser.

    -Non, lui répondit doucement celle-ci. Je dois aller à la Rétention.

    Ce disant, un tic marqua sa dernière phrase, et elle avait prononcé le nom de l'endroit avec réticence; mais Mannfig ne le remarqua pas. Son visage s'était assombri.

    -Encore? puis il jura: Ness, tu y a déjà été il y a un mois, tu peux pas me dire ce que tu va faire dans cet endroit de malheur?

    La jeune fille grimaça; et pour ne pas répondre à une question qui lui faisait mal, elle lança avec cynisme:

    -Je vais voir mon amoureux, le gardien de prison, tu sais?

    Et puis elle se dégagea de l'étreinte de son ami, et, passant sous son bras, s'éloigna en se moquant:

    -C'est un autre niveau qu'un petit voleur de rue, ça, quand même.

    Mannfig jura derechef, et se lança à sa poursuite, ne tardant pas à la rattraper; il évoluait dans cette ville depuis plus longtemps que Ness et en tant que "chef des voleur" (il s'était autoproclamé ce titre, précisons-le), il connaissait la cité comme sa poche.
    Les voleurs étaient rares, dans "VILLE"; en effet, les Elfes en eux même n'avaient pas une nature de marginaux, et leurs longévité les poussaient à la philosophie, à la connaissance et aux études plus généralement.
    Néanmoins, quelques marginaux à l'instinct plus animal existaient, et Mannfig étaient de ceux-là.
    De plus, son cynisme, son charisme, et l'humour noir qu'il maniait à foison lui avait permis de se créer un réseau de contact assez efficace, ce qui lui avait toujours permis d'échapper à la justice et autres problèmes que ses activités ne manquaient pas de lui causer.

    Mais l'heure n'était pas au cynisme, à son avis, en ce même moment; l'allusion à la Rétention  lui avait coupé toute envie de plaisanter, et la mauvaise blague de Ness avait juste réussit à lui arracher une grimace.

    -Tu m'excusera mais je ne mettrais pas les pieds dans cet endroit, princesse.. Ton gardien et tout les autres ne me laisseraient pas repartir si je pousse l'affront à ce niveau là.

    Ness sourit en songeant que oui, en effet, son amant imaginaire serait bien content de coffrer Mannfig pile dans ses locaux.

    -Eh bien ne m'accompagne pas, lui répondit-elle sans ralentir d'un iota.

    Elle le laissa se perdre dans ses protestations, puis le prit finalement en pitié:

    -Allez, va faire ce que t'a à faire... Je serait au quartier général dans quelques heures.

    N'entendant pas de réponse, elle se retourna, et trouva son ami arrêté, à quelques mètres d'elle, une expression douloureuse sur le visage.
    Intriguée, elle le relança:

    -Eh bien?

    -Ness... (il soupira) Ecoute, princesse. Je...
    Il sembla se perdre quelque secondes dans ses explications, mais finit par lâcher d'un ton confus:
    -Je voudrais pas que tu finisse coincée là-bas, quoi.

    Ness haussa un sourcil.
    "Eh bien, qui aurait cru ça... Mannfig, l'implacable Mannfig, qui ressent des sentiments."
    Elle aurait bien voulu le chambrer, mais l'expression qu'elle voyait sur son visage l'en dissuada, et elle le rassura:

    -T'inquiète... Je suis bien revenue, la dernière fois, non?

    Mannfig hocha la tête, l'air toujours en proie à des sentiments contradictoires.
    Ness lui offrit un petit sourire encourageant, puis disparu derrière une corniche d'acier, laissant son ami seul.

    Mannfig fronça les sourcil, désormais seul au milieu du Monde et se détourna de son amie, baissant les yeux vers le sol. Quelques personnes commençaient à émerger des immenses tours, et évoluaient sur le sol artificiel; en effet, seul les marginaux avides de sensations fortes tel que lui usaient des poutres d'acier, dont la fonction première étaient en fait de soutenir cette cité du ciel.

    Se laissant tomber dans le vide, il attrapa la poutre de ses deux mains, et se balança quelques secondes avant de se lâcher, atterrissant sur un toit quelques mètres plus bas.
    Il y resta en équilibre quelques temps, sans idée précise en tête.

    Et puis soudain, un frisson lui remonta le dos.
    Il se retourna, méfiant, tandis qu'il sentait une sensation inconnue naitre dans le creux de son ventre; et cet inconnu l'effrayait plus que tout autre chose.
    Habitué à échapper aux forces de l'Ordre, il posa un genou au sol, prêt à plonger dans le vide et à disparaitre au moindre mouvement suspect.

    Ce fut cette habitude qui le sauva.

    Lorsque la forme noire bondit d'un angle mort, ce fut un reflet, un simple reflet dans le cristal d'une tour qui l'en avertit, car le saut avait été parfait. Silencieux. Rapide. Meurtrier.
    Parfait.

    Mannfig bascula en arrière dans le vide, en proie une panique aussi vieille que le monde; celle de la Proie face au Chasseur, celle de la Proie qui sait qu'elle ne va pas vivre; celle de la Proie qui se sait condamnée.

    La forme noire atterrit pile à l'endroit où s'était trouvé le jeune Elfe un quart de seconde plus tôt; et un grognement de dépit lui monta de la gorge.
    Mais elle se savait gagnante.
    Mannfig, dans sa frayeur, avait basculé trop en arrière; et il s'écrasait au même moment sur une poutre, dans un craquement effroyable.
    Un cri étranglé parvint aux oreilles du Chasseur, qui considéra sa Proie: Allongée, sur le dos, elle lui était offerte.

    Il se laissa tomber près d'elle, et atterrit, aussi silencieux qu'une ombre.
    De ses yeux briques, presque rouges, il considéra l'Elfe qu'il allait tuer, l'Elfe qui ne savait même pas qui il était, et qui, pourtant, allait lui offrir sa vie.

    L'Elfe en question était paralysé de peur, et sa gorge noué refusait de lui obéir. Il parvint cependant à murmurer:

    -Que... Qu'est-tu..?

    Le Sukkure se pencha sur lui, et aspira une grande goulée d'air. L'odeur de Ness, qu'il venait de quitter, lui brula la gorge, et il grimaça de douleur et d'envie.
    Si proche...

    Mannfig paru effrayé de l'expression de la créature, et essayer de bouger; mais une douleur effroyable explosa dans ses poignets et remonta dans ses bras.
    Il se laissa aussitôt retomber sur l'acier dans un gémissement pitoyable, tandis-que la douleur s'effaçait lentement, si lentement... Trop lentement. Et cette chose, qui se penchait vers son cou...
    La peur panique qui l'avait animé quelques secondes plus tôt le reprit, et il glapit, dans un cri de souffrance et de désespoir:

    -Merde, mec, laisse moi, t'es qui?!

    Le Sukkure releva les yeux vers lui, et Mannfig le vit plus clairement, de ses yeux embrumés par la douleur; et il eu un mouvement de recul.
    Tant de douleur... Tant de douleur, sur un tel visage.

    Il sursauta, lorsque la créature lui répondit, de la voix rauque de ceux qui n'ont, depuis longtemps, pas prononcé un mot:

    -Je m'appelle... Skeba.

    -Sk..Skeba, hein? Skeba, okay.
    L'Elfe parlait trop fort, trop vite, à la manière d'un enfant qui parle seul pour se rassurer dans le noir.
    -Hey bien, Skeba, je ne sais pas qui tu es ni ce que tu es, mais je te propose qu'on parle calmement, d'accord? Pas besoin de me.. sauter dessus, ou je ne sais...

    Le Sukkure le coupa, de sa voix rauque mais qu'on imaginait qu'elle avait été mélodieuse, il y longtemps; avant que la souffrance et la fatigue n'envahissent son beau visage.

    -Qui était la fille avec qui tu était, à l'instant?

    Mannfig se tut, interloqué par la question:
    -Que... Qui? Ness?
    Et puis, se rendant compte qu'il venait de condamner son amie, il pali un peu plus:
    -Oh merde, mec...

    Skeba jeta un coup d'œil dégouté à l'Elfe, qui s'étrangla sous son regard.

    -Ness, dis tu…

    Il gouta la sonorité du nom sur sa langue; et la soif s'alluma de nouveau dans son regard.
    Alors tout espoir fut fini, pour Mannfig, s'il n'y en avait jamais eu; et il hurla lorsque les dents trop blanches de Skeba se refermèrent sur son cou.
    Il hurla encore, alors qu'il se vidait de son sang, et puis, n'ayant plus de force pour hurler, n'ayant plus de force du tout, il  croisa une dernière fois le regard de Skeba; et une lumière s'éteignit dans le sien.

    Le Sukkure se dégagea de l'étreinte du cadavre; raidit dans la mort, le sang qui avait quitté ses veines lui offrait un teint d'une pâleur à faire peur.
    Skeba grimaça de dégout. Autrefois, il aurait apprécié une chasse de cette qualité, mais à présent, tout sang qui n'était pas celui de Ness lui paraissait âcre et amer.

    Se redressant, le Sukkure releva sur son visage le capuchon qui avait glissé, dans sa chute. Et puis, considérant le cadavre d'un œil mi dégouté, mi peiné, il le fit basculer dans le vide.

    Et il s'éloigna d'une démarche souple et silencieuse, ignorant le craquement sourd que fit le corps en s'écrasant sur un pont, ignorant les exclamations consternés et les cris de terreurs qui remontaient de cette même plateforme plusieurs centaine de mètres plus bas.
    Ignorant tout, il reprit sa traque.
    Silencieux.
    Rapide.
    Meurtrier.

     

     

     

    Chapitre 2_

    Ness jeta un coup d'œil vers le vide, entendant l'écho d'une vague agitation; mais elle l'ignora, comme elle ignora les regards que lui jetaient les quelques passants qui se pressaient sur la route artificielle.
    Néanmoins, ils lui pesaient; aussi se glissa-t-elle discrètement vers le rebord et, l'attrapant à deux mains, pivota dans le vide.
    Puis, d'une torsion habile, elle se repositionna debout sur la fondation cristalline, et prit une grande respiration, les yeux fermés.

    Elle se sentait mal.
    Observée.
    Angoissée.
    Enfermée.

    Un sourire cynique naquit sur ses lèvres, tandis qu'elle s'obligeait à rire de sa peur.
    Elle était bien plus libre que la plupart des gens qui évoluaient autour d'elle. Elle était seule, au milieu du vide, et la morsure du froid, aussi douce qu'un baiser lui caressait le visage tandis que le vent faisait jouer ses mèches brunes dans l'air frais.

    Elle était libre.
    Nulle entrave.

    Mais une petite voix lui murmurait, dans un confins reculé de son esprit, une petite voix si faible mais si dangereuse, dangereuse par la force de sa persuasion, la force de son sarcasme, mais surtout, la force de sa véracité; cette petite voix lui murmurait:

    "Nul entrave, dit-tu? Nul entrave physique, du moins. Ces gens qui évoluent autour de toi, tu les crois moins libres que toi? Mais ils le sont. Ils le sont, car leur vie, c'est leur choix. Toi, tu n'a rien choisi. Tu as juste subis, et comme tu ne veux pas subir, tu t'inventes des décisions de libertés que tu n'a jamais prise."
    "Tu ne peux pas être libre de corps si ton esprit est entravé; et tu es aussi enchainée qu'un prisonnier."

    Ness rouvrit les yeux; et ses visions s'évanouirent.
    Ainsi continua-t-elle son chemin.

    Oiseau bâtant des ailes dans la cage qu'il ignore.
    Jeune fille se dirigeant de son plein gré vers la Prison.
    Sa prison.

     

    ****


    Ness savait qu'elle touchait au but avant même de voir l'endroit en lui-même.
    La Rétention se sentait, elle se sentait dans l'atmosphère, dans l'attitude des gens qui allait et venaient, elle se sentait jusque dans son odeur, dans le halo malsain qu'elle dégageait.

    Et puis soudain, au détour d'un bâtiment orné d'une flèche de verre, elle apparut.

    La bâtisse était immense.
    Imposante.
    Epaisse.
    Infranchissable.

    Ness força ses jambes à se diriger sans faillir vers la tour, tandis que les autres Elfes faisaient au contraire un large détour pour l'éviter.
    Comme toujours, la pensé l'effleura que l'architecture même de la prison était de nature à décourager toute personne posant les yeux dessus.

    La circonférence de la tour était immense, et lui prêtait forme d'un cylindre, étouffant de part sa taille et son absence de fenêtre.
    Mais au-delà même de cela, la Prison suintait le Désespoir à l'état pur;
    Une odeur de renfermé, de misère humaine, où les détenus étaient prostrés, attendant une fin qui, comme pour paraître plus cruelle, tardait à venir et s'alanguissait en les tuant à petit feu.

    La jeune fille frissonna, et ses poils se hérissèrent sur ses bras, alors même que son instinct de préservation lui hurlait de faire demi-tour et de se cacher, de fuir, de partir le plus loin possible de ce danger malsain.
    Car la Prison était malsaine, au plus profond de sa nature.
    Elle avait été créée pour nuire.

     

    Ness ferma les yeux et fit taire son instinct.
    Elle devait être forte.

    Ses jambes la portèrent jusqu'à l'immense porte aux colonnes ouvragées, soutenant trois statues blanches, immobiles, et pourtant si vivantes.
    La jeune fille frissonna sous le regard des Trois Régnants qui lui jetaient leur regards de pierre, tandis que, scintillant d'un reflet dangereusement doux, trois mots d'argents annonçaient;

    "Ash'kin Fraï Orhui"

    On lui avait un jour dit que cela signifiait "Nous Te Voyons", mais tant de force, tant de menace suintaient de ces simple mots que Ness peinait à le croire.
    Mais tout était incroyable, ici.

    Au fil des années, elle avait appris à maitriser la peur indicible qu'elle ressentait pour cet endroit; et à présent, elle parvenait à conserver un maintien digne.
    Bien plus digne que celui de la femme Elfe qui hurlait, soutenue par deux gardes; et ses yeux vides reflétait un désespoir sans nom.
    Ness passa devant elle en faisant comme tout le monde; détournant les yeux, ignorant cette réalité horrible, cette réalité tue, cette réalité atrocement présente.

    La jeune fille pénétra par la porte trop grande, trop imposante, frêle silhouette perdue dans la mégalomanie des Elfes.

    L'immense couloir menant au hall d'accueil de la Prison restait inchangé depuis sa première visite, des décennies plus tôt; bordés de statues variées, mais ayant toutes le même but.
    Seul l'impression qu'elle en gardait avait changé, au fil des années. D'une peur profonde, nous étions passés à une crainte sourde; puis, enfin, aujourd'hui, une haine indicible.
    Une haine brulante qui la reprit lorsqu'elle posa un regard désormais froid sur les parois  blanches de la Prison.
    L'endroit était purement utilitaire; et son utilité était d'inspirer la peur.
    Ainsi, chaque endroit ou la jeune fille posait les yeux lui rappelait, sourdement, sournoisement, l'immense pouvoir qui planait au dessus d'elle; il lui rappelait qu'elle était seule, infiniment seule, infiniment petite et infiniment perdue.

    Une des statues en particuliers lui donnait envie de pleurer.
    Comme toutes les autres, elle accompagnait le visiteur dans le long couloir, débouchant sur la grande salle cylindrique, haute à en s'en décrocher le cou.

    Ness l'évita soigneusement du regard en parcourant l'immense couloir aux reflets mordants, mais elle se rappelait à son souvenir aussi surement que si elle avait rivé les yeux dessus plusieurs minutes de rang.
    Elle représentait un dragon.

    Un dragon aux écailles délicatement ouvragées, un dragon enroulé sur lui-même autour du socle d'argent, ses ailes puissantes à demi déployées.
    Une telle impression de grandeur, de beauté et de puissance aurait remonté le moral à n'importe qui; mais l'expression qu'on lisait dans les yeux de la créature était d'une telle tristesse qu'elle donnait plus envie de se rouler en boule et pleurer qu'autre chose.

    La jeune fille pressa le pas en laissant l'allégorie d'une grandeur passée se dissoudre dans les méandres de son esprit.

    Le long couloir ne devait pas mesurer plus de cent mètres; mais il semblait habité, habité par quelques spectres de tristesse craintive, si bien que l'on en sortait avec la vague impression d'avoir été une personne entière, un jour, il y a longtemps.

    La jeune savait que c'était le but, précisément, de cet endroit; vous ôter toute chaleur de vie.
    Vous transformer en spectre.

    Mais un sourire ironique étira ses lèvres, et elle lança un regard plein d'une joie meurtrière au premier garde qui la croisa.
    Elle avait trouvé la parade à cette attaque depuis longtemps.

    La Rage.
    La Colère.
    La Haine.

    Autant de puissants sentiments qui brulaient au plus profond d'elle; et tant qu'elle sentait cette chaleur en elle, toute la tristesse du monde ne pourrait pas l'atteindre.

    La Rage avait toujours été son carburant, et il le serait jusqu'à ce qu'elle le brule entièrement.

    "Mais, pensa-t-elle ironiquement, j'ai encore de la marge, à ce niveau là."

    Cette pensée la fit sourire, et le même garde lui jeta un regard soupçonneux.
    Elle lui renvoya un sourire plus grand encore et se dirigea vers lui d'un pas décidé.

    Il fronça les sourcils et eu un léger mouvement de recul qu'il réprima aussitôt.
    S'approchant, la jeune fille remarqua qu'il avait des yeux étonnamment clair.
    Il paraissait bien plus jeune que la plupart de ses confrères; et n'avait pas encore eu le temps de se construire la dure carapace étanche à tout sentiments, propres aux gardes de la Rétention.

    -Bonjour, lui lança-t-elle de sa voix la plus claire.
    Aussitôt, elle sentit l'atmosphère de l'endroit changer. Les gardes, s'efforçant de rester impassibles, ne pouvaient néanmoins s'empêcher de jeter des regards, tantôt méfiants, tantôt curieux à la scène, tant elle paraissait improbable.

    -Bonjour…, lui répondit le garde d'une voix qui se voulait dure mais qui, à côté de celle de Ness, paraissait bien mal assurée.

    La jeune fille commençait à bien s'amuser et reprit, le regardant de son air le plus enjoué;
    -Je m'appelle Ness. Ness, fille de l'Empire du Nord.

    Elle eu la satisfaction de voir le garde pâlir.
    -Vous savez ce que ça veux-dire, n'est-ce-pas? continua-t-elle.

    Le pauvre Elfe déglutit avec difficulté, et parvint à répondre;
    -Je… Nous… (il lança un regard paniqué autour de lui mais aucun de ses confrères n'avait apparemment l'envie pressante de lui venir en aide, aussi prit-il une grande respiration et continua d'une voix plus affirmée) Nous vous attendions, Ness, fille du Peuple Elfique. Le… La Délégation à donné des instructions à votre égard.
    Il avait dit cela avec un air de crainte mêlé de respect, et continua sur le même registre:
    -Si vous voulez bien me suivre…

    Ness hocha la tête et lui adressa un autre sourire rayonnant, tandis-que l'autre, déstabilisé au possible, s'éloignait vers une des nombreuses portes bordant le hall.
    La jeune fille le suivant en jetant un coup d'œil autour d'elle, prenant l'air dégagé de ceux qui apprécient une belle architecture.
    Mais malgré son petit numéro de cinéma, elle ne put empêcher sa bouche de se tordre de dégout alors que son regard s'élevait le long du haut cylindre.
    A chaque étage, une rambarde délimitait la plateforme du vide qui l'entourait.
    Et à chaque étage, espacées d'une dizaine de mètres chacune, il y avait une porte.

    Une porte noire, portant un numéro inscrit en chiffres d'argent.
    Le numéro du détenu qui se tenait derrière ces murs, prostré dans une position fœtale, attendant une fin qui se solderait soit par une libération, rendant à la vie une forme à peine vivante, soit par la mort.
    Préférable.

    Le regard de la jeune fille s'éleva encore, vers les sombres et invisibles hauteurs, ou séjournait les détenus les plus dangereux.
    Les Fous, comme on les appelaient ici.

    Ils séjournaient depuis tellement longtemps dans la Prison que celle-ci, animée d'une vie propre, les avaient rongés au point qu'ils n'y ai plus une parcelle de conscience saine dans leur esprit embrumé.

    Ness abaissa les yeux et concentra son regard sur la silhouette métallique du garde, devant elle, animée d'une rage froide.
    La rage avait toujours été son carburant. Et elle ne la lâcherait pas maintenant.

     

     

     

     

     

     

    Chapitre 3

    Le jeune garde s'effaça devant une haute porte ouvragée; et sa voix se fit basse lorsqu'il dit:

    -Le Département et le Chargé de Pouvoir vont vous recevoir.

    La jeune fille haussa un sourcil.
    Elle avait déjà eu à faire au Département, qui s'occupait de la Prison, et pour cause… Elle grimaça au souvenir de ce qui s'était dit, à sa dernière visite.
    En revanche, elle n'avait jamais entendu parler en aucune manière qui soit de ce Chargé de Pouvoir.
    Elle supposa que c'était un quelconque représentant de l'Empire, dépêché par Lanres pour lui remonter les bretelles quant à son non respect du contrat.

    Elle eu un geste d'agacement à cette pensé, mais elle chassa bien vite tout sentiment de son visage.
    On ouvrait la porte de l'intérieur au moment même.

    Le petit hall menant au Bureau était le même que dans son tout frai souvenir; richement décoré, tout en cristal et argent, il clamait au et fort que ceux qui y commandaient n'était pas de la crotte, comme aurait dit Mannfig.

    Un mince sourire étira ses lèvres à la pensé de son ami, qui n'aurait pas manqué de faire la gaffe.
    Or, dans ce lieu plus que dans tout autre, il ne fallait aucunement gaffer.
    Déjà les portiers la fusillaient du regard pour avoir osé s'amuser sans y avoir été expressément invitée par un quelconque gradé chargé de pouvoir.

    Elle retint donc un mouvement d'humeur et adressa un regard interrogatoire au jeune garde, qui n'en menait pas large derrière elle.

    Celui paru prendre conscience de lui-même et se racla la gorge:
    -Eheum… Messieurs, dit-il à l'attention des portiers. Il parut se perdre quelques secondes dans ses ordres, puis ajouta d'une voix mal assurée; Ness, fille du Peuple Elfique, est attendue par le Département… (sa voix se fit sourde) Il a fait le trajet pour elle.

    Un des portiers eu une mimique peu engageante tandis que l'autre se décalait d'un pas pour s'éloigner de Ness, tout en la reluquant du coin de l'œil.
    Celle-ci commença à en avoir marre et prévoyait de balancer une bombe verbale pour chambouler un peu tout ce beau monde lorsque les choses avancèrent finalement d'elles-mêmes;

    Au fond du hall, la porte jumelle s'entrouvrit et un Elfe de grande stature jeta un coup d'œil à l'agitation.

    Il considéra la scène d'une œil froid, et puis son regard croisa celui de Ness.
    Sa réaction ne se fit pas attendre.
    Un mince sourire étira ses lèvres, et il s'avança vers elle d'un pas souple.

    -Eh bien, Ness, nous ne t'attendions plus.

    Celle-ci ne répondit pas, mais eu bien du mal à se retenir de ne pas lui cracher au visage.
    Les portiers en revanche se mirent aussitôt au garde à vous;
    -Nous nous apprêtions à vous envoyer cette jeune Elfe, Monsieur Lanres…

     Lanres ne leur accorda même pas un regard et répondit sans les regarder;
    -Eh bien vous n'aurez pas à le faire, je viens la chercher moi-même voyez.
    Puis il remercia le garde d'un geste de la main, lui indiquant ainsi que son travail était terminé. Celui-ci ne demanda pas son reste et fila aussi vite que la politesse le permettait.

    Ness ressentit une profonde empathie pour ce jeune Elfe qu'elle avait pourtant détesté il y a quelques instants, mais, dans ce cas précis, elle adoptait le dicton "les ennemis de mes ennemis sont mes amis" à la lettre près.

    Et il n'était personne ici qu'elle ne détestait plus que Lanres.
    Celui-ci le savait, et il lui lança un regard goguenard, la saluant de sa voix doucereuse.

    -Quelle gentillesse de nous rendre visite ici… D'autant plus que nous avons des invités à ta mesure, cette fois.

    En parlant, il avançait de son pas souple en direction de la salle qu'il venait de quitter; et arrivé à la porte, il marqua une pause, une main sur la poignée.
    Ness leva le regard vers cet Elfe qu'elle détestait, et qui, pourtant, aussi loin qu'elle s'en rappelait, était sa plus vieille connaissance.
    Un dangereux sourire étirait ses lèvres, et un éclat meurtrier brillait dans ses yeux, tandis qu'il semblait se délecter de la position inférieur de la jeune fille.
    Sa voix se fit sourde et menaçant, et il se pencha pour lui murmurer à l'oreille;

    -Cette fois, tu ne t'en tirera pas aussi facilement.

    Un frisson remonta le long du dos de Ness; un frisson qui ne devait rien à la proximité de son ennemi mais à une menace plus sourde, plus diffuse, une menace qui venait directement de derrière le porte… Cette même porte que Lanres ouvrait, il actionnait la poigné en ce moment même, il s'apprêtai à…

    -Non!
    Lanres s'arrêta, surpris; et baissa les yeux vers son poignet.
    Les ongles de la jeune fille s'étaient enfoncés profondément dans sa chair, tant son geste pour l'arrêter venait de l'instinct le plus fondamental; l'instinct de préservation.
    Il dirigea son regard vers le visage de Ness, et l'expression qu'il y vit le fit sourire malgré la douleur.

    C'était de la peur à l'état pur.

    Lanres se dégagea d'un mouvement sec et murmura un dernier: "Je t'avais prévenue" avant d'actionner la poignée; et l'immense porte de fer ouvragée s'ouvrit dans toute sa largeur.

    Il y entra d'un pas souple, laissant quatre gouttes de sang perler de sa main; main qu'il leva, comme le grand orateur qu'il était, et dit de sa voix puissante;

    -Messieurs, notre invitée est là.

    Ness n'avait pas bougée, pétrifiée qu'elle était. Et les trois pas qu'elle fit pour entrer dans le Bureau semblaient lui avoir été arrachés d'on ne sais où.

    Lanres sourit d'un air satisfait, et son sourire s'élargit lorsque la jeune fille lui jeta un regard plus meurtrier qu'un ciel d'orage.

    -Je crois savoir qu'elle est très heureuse de se trouver parmi nous en cette heure, se moqua-t-il sans la lâcher du regard.

    Une grimace de haine tordit la bouche de la jeune fille, et elle détourna les yeux pour qu'il n'y lise pas tout le dégout qu'il lui inspirait.
    Mais le dégout était, cette fois encore, supplanté par une horrible peur qui émanait de cette table, de cette horreur de table ou c'était décidé maints vies, maints existences…

    Un Elfe de taille moyenne et aux cheveux bouclés se leva alors d'un des riches fauteuils disposés autour de la grande table de cristal.
    Ness leva un œil noir sur lui et cru reconnaitre le Gouverneur de la Prison, seul ici à qui Lanres devait rendre autorité. Ce qui n'avait visiblement pas l'air de lui plaire.

    -Laissez-donc notre invitée tranquille, Lanres, et venez vous assoir. Nous ne l'avons déjà qu'assez attendu.

    Un soupçon de menace pointait sous ces mots, mais il sembla à la jeune fille qu'il était plus destiné à Lanres qu'a elle.
    Ce qui ne la réconforta pas pour autant.

    Lanres eu un mouvement d'humeur si léger que la plupart des personnes présentes ne le virent pas; mais Ness le vit. Le Gouverneur de même. Et quelqu'un d'autre aussi.

    Le regard de Ness l'avait évité jusqu'à présent, comme un aimant en évite un autre lorsqu'ils sont trop semblables, mais elle le voyait clairement à présent.
    Elle le voyait parce qu'il la regardait.
    Parce que ses yeux trop clairs étaient rivés sur elle, et parce que son visage de pierre était entièrement tourné vers le sien.

    Et elle cru qu'elle était en train de perdre la raison.

    Car, en effet, elle reconnaissait ce visage. Elle avait vu maint et maint fois.
    Un visage dur, un visage fier, un visage de pierre.
    Une statue vivante.

    Ash'kin Fraï Orhui.
    Précisément. Il la voyait, et elle non.

    Car elle avait sous les yeux l'un des Trois Régnants, et c'était de lui qu'émanait cette horreur de crainte sourde qui l'avait poussée à perdre ce qu'elle avait de plus précieux; sa raison, son sang froid.

    Un frisson remonta le long de son dos, alors que le Roi maintenait la pression de son regard sans ciller.
    Enfin, une ombre sembla se dessiner sur son visage, et il détourna les yeux, la laissant libre de sa volonté.
    Alors enfin la jeune fille se rendit compte du silence pesant qui planait sur la haute salle; et que l'ensemble des représentants la dévisageaient sans mot dire.
    Exception faite du Régnant, qui s'enfonçait à présent dans la contemplation du plafond, renversé en arrière sur sa chaise à haut dossier.

    La jeune fille sentit une boule de panique remonter du creux de son ventre jusque dans sa gorge, la nouer profondément, douloureusement, faire ployer sa conscience jusqu'à la briser de l'intérieur;
    Et l'image de la pièce disparut, supplanté par la vision horrible de la femme qui hurlait, dehors.

    "Ses yeux, ses yeux. Ses yeux étaient vides et ne reflétaient qu'un désespoir sans nom. C'était le désespoir d'une femme brisée, celle à qui on a arraché son dernier espoir comme on arrache son dernier né."

    Son dernier né.

    Ces mots résonnèrent douloureusement aux oreilles de Ness, alors qu'elle sentit le regard pénétrant du Gouverneur se poser sur elle et la détailler comme s'il voulait comprendre qui elle était au plus profond d'elle-même.

    Son dernier né.

    Les prunelles du Gouverneur se voilèrent, et le regard de Ness passa de l'un à l'autre des représentant avec dedans, la lueur du désespoir; et elle se rendit compte que leurs regards étaient tous voilés, à moins que finalement ça ne soit le sien, qui l'était? Devenait-elle folle, ou était-elle seule saine d'esprit au milieu de cette nuée de… Voilà, voilà qu'ils se levaient, voilà que la scène changeait, que la lueur de leurs yeux affamés devenait rouge, brique presque, voilà qu'ils se ramassaient telles des bêtes à l'affut, mais elle ne pouvait pas se défendre, toute enfant qu'elle était.
    Et la nuit était si noire, la neige était si froide, et les bras qui la serrait convulsivement paraissaient si faibles…
    Une femme hurlait, et son cri transperçait, il claquait comme le fouet qui s'abattait sur des formes noires, des silhouettes noires contre des silhouettes blanches, et la femme hurlait toujours, lâchant son enfant dans sa folie qui la dévorait toute entière, lâchant son enfant dernier né.

     

    Un violent choc au niveau des genoux de la jeune fille lui apprit qu'elle venait de tomber à terre, brisée comme une marionnette dont on aurait coupé les fils.
    Elle releva la tête vers la table rectangulaire qui déjà réapparaissait sous ses yeux hagards; les représentants étaient là.
    Assis.
    Calmes.
    Nulle lueurs dans leurs yeux, nuls fouets dans leur mains, mais des expressions variées sur leur visage.
    L'un la surprise, l'autre la méfiance, certains la colère.
    Beaucoup de colère.

    Des étoiles noires dansaient devant la table, dans la pièce alors que la jeune fille reprenait conscience.
    Elle avait failli. Elle avait montré une faiblesse, elle était tombée, et c'était la faute de cette hallucination.
    Devenait-elle folle? Perdait-elle l'esprit?

    "La pression", murmura-t-elle aux visages soupçonneux des gradés tournés vers elle, tant pour les convaincre que pour s'en persuader elle-même.

    "Pardonnez-moi, un trop plein de pression."

    Aucun ne fit un geste pour l'aider à se relever.

    La jeune fille posa difficilement un pied sur le sol, et se redressa.
    Trop vite. Des étoiles dansèrent devant ses yeux et elle sembla vaciller une nouvelle fois.
    Elle s'agrippa à la table d'une main, et le vertige passa, laissant planer derrière lui un silence plus pesant encore.

    C'est dans ce silence que la jeune fille parcouru l'assistance d'un regard ou se cachait mal l'appréhension. Elle vit Lanres, un rictus aux lèvres, qui la considérait.
    Près de lui, le Gouverneur la regardait d'un air curieux.
    Et enfin, tout au fond, le Régnant, qui semblait fixer un point au dessus de sa tête, sur le visage l'expression d'un profond désintéressement.

    Une vague de rage brûlante envahit Ness en voyant ce visage qu'elle n'avait jamais autrement connu qu'en pierre, scrutant de ses yeux granitiques le monde. Son monde.
    C'était de sa faute.
    Ce vertige était de sa faute.
    Sa perte se sang-froid, tout à l'heure, était aussi de sa faute.
    Tout était de sa faute.

    Elle se sentit de nouveau sur le point de perdre le contrôle d'elle-même et reprit difficilement sa respiration; son souffle était saccadé par la rage floue et indistincte qu'elle ressentait.
    Pour sa misérable existence.
    Et pour ces gens, assis autour de la table, forts de leurs ridicules pouvoirs et qui la regardaient sans mot dire.

    L'espace d'un instant, elle se demanda ce qu'ils voyaient.
    Voyaient-ils une jeune fille, faible, menue, deux grosses cernes sous les yeux et une lueur d'animal traqué dans le regard?
    Voyaient-ils une jeune chose, à peine Elfique, une aberration? Se demandaient-ils pourquoi ils perdaient leur temps à décider du destin d'une pauvre créature inutile?

    Sans nul doute, se dit-elle. Sans nul doute qu'ils la prenaient pour une proie acculée.

    Mais ce qu'elle ignorait, c'était que les chasseurs ont peur de leur proie lorsqu'elle est acculée.
    Surtout, lorsqu'elle est acculée.

    Le désespoir pousse les gens et les choses à des actes irréfléchi, dangereux, suicidaires.
    Et ils ne voulaient pas, ils ne devaient pas la pousser dans ses dernier retranchements, il ne devaient pas la forcer à se rompre.

    Le Régnant ici en attestait.
    Les ordres remontait de haut, pour cette petite. De très haut, si haut que les gradés se posaient des questions légitimes.

    Ainsi, dans les yeux curieux de ce représentant se lisait clairement la question que tous se posaient.
    Qu'avait-elle donc de spécial, cette jeune fille? Elle était mignonne, ma foi, se disait-il. Du moins, elle aurait pu l'être si elle n'avait pas eu sur le visage cette expression renfrognée, ni dans les yeux cette lueur de haine.
    Elle dégageait bien un certain quelque chose, difficile à discerner, mais enfin, quelle importance?

    Voilà à quoi pensait les représentants, autour de la table. Certains avec plus de méfiance, d'autre avec plus de curiosité, mais tous se demandait qui était cette jeune fille, ce qu'elle avait fait pour être là, pour avoir forcé à se déplacer ce Roi Régnant de l'Empire du Nord.

    Et dans le silence qui n'avait pas quitté sa chute, cette question tue résonnait d'autant plus fort.

     

    Enfin le regard inquisiteur du Gouverneur se fit moins lourd sur la jeune fille; comme si, n'ayant pas réussi mettre son esprit à nu par la seule force d'un examen visuel poussé, il renonçait. Pour mieux y revenir plus tard.

    Sa voix claire et mesurée brisa le silence établit; et les gradés, soulagés d'avoir quelque chose auquel se raccrocher, tournèrent tous leur visage vers l'Elfe.

    -Ness, disait-il, tu ne sais sans doute pas pourquoi tu es là, mais je suis sûr que tu t'en doute.
    Il laissa passer un temps de silence, attendant sans doute un quelconque signe de la jeune fille; mais celui-ci ne vint pas. Il continua.
    -Lanres s'occupe habituellement de ton… cas.
    Le ton était mesuré, velouté, mais ses paroles semblaient glisser sur Ness, sans l'atteindre; elle ne semblait même pas entendre, ses yeux posés dans le vague, sa nuque raide comme un piquet.
    -Mais à présent, la situation s'est aggravée. Elle dépasse sa juridiction, entre dans la mienne et la traverse comme une flèche. Ce qui explique certains invités.. Spéciaux, que nous recevrons ici.
    Il marqua un temps d'arrêt et dit d'une voix douce;
    -Je sais que tu a déjà reconnu celui dont je parle, fille de l'Empire du Nord.